Togo : Entre colère populaire et arbitrage régional, la CEDEAO face au vertige de la crise
Les rues de Lomé n’ont pas encore pansé les plaies ouvertes par les violentes manifestations des 26, 27 et 28 juin derniers. Des flammes crépitantes, des sirènes stridentes, des slogans portés par une jeunesse exaspérée : le Togo traverse, une fois encore, une période de turbulences politiques d’une intensité inquiétante. Alors que les affrontements ont causé la mort d’au moins sept personnes selon des sources de la société civile, la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) a, dans un communiqué publié le 30 juin, appelé à « la retenue » et au « dialogue inclusif », en espérant désamorcer une crise dont les racines plongent dans des décennies de frustrations accumulées.

Une poudrière sociale sur fond de vide institutionnel
Le Togo est depuis mai 2025 sans gouvernement, après une démission inattendue de l’exécutif, officiellement pour « convenances politiques ». Ce retrait brutal a laissé un vide institutionnel propice à toutes les inquiétudes. La nomination d’un Premier ministre intérimaire n’a pas suffi à calmer les esprits. En effet, la grogne populaire, longtemps contenue, s’est muée en mobilisation ouverte, avec pour épicentre la capitale, Lomé, et pour catalyseurs : le chômage galopant, la corruption endémique et l’absence de perspectives réelles pour une frange croissante de la population.
La dégradation de la situation a atteint son paroxysme lors des manifestations organisées par des coalitions de la société civile et des partis d’opposition. D’après plusieurs ONG présentes sur le terrain, les forces de l’ordre ont eu recours à une répression jugée « disproportionnée », faisant plusieurs blessés et causant des décès, dont ceux de deux ressortissants béninois, retrouvés noyés dans la lagune, dans des circonstances troubles.
Face à ce chaos, la CEDEAO s’est exprimée avec prudence, appelant à un retour au calme, sans pour autant pointer de responsabilités précises. « La priorité, c’est la paix sociale », affirme un diplomate ouest-africain sous couvert d’anonymat. Mais dans un pays marqué par un long passé de gouvernance autoritaire, les appels à la modération résonnent souvent comme une injonction à taire la colère plutôt qu’à la résoudre.
Un dialogue réclamé, mais conditionné
Le professeur David Dosseh, figure éminente de la société civile togolaise et coordinateur de la plateforme Togo Debout, n’a pas tardé à réagir : « Oui au dialogue, mais pas un dialogue alibi. Il faut d’abord que lumière soit faite sur les violences de ces derniers jours. Le peuple togolais n’est pas amnésique, il exige désormais justice, pas seulement la paix. »
Son message reflète l’exigence partagée par une grande partie de la population : que les manifestations de juin ne soient pas rangées au rang des faits divers politiques. Cette colère citoyenne n’est pas seulement ponctuelle ; elle est nourrie d’un sentiment d’impunité prolongée. Depuis plus de cinq décennies, la famille Gnassingbé, entre père et fils, tient les rênes du pouvoir. Si certains y voient un gage de stabilité, d’autres dénoncent une confiscation de la souveraineté populaire.
C’est pourquoi la demande de « gestes forts » de la part des autorités, pour reprendre les mots de Dosseh, ne saurait être ignorée. Une enquête indépendante, une reconnaissance officielle des victimes, un engagement solennel pour des réformes électorales, voilà quelques-uns des signaux attendus pour crédibiliser un processus de dialogue.
Une CEDEAO sur la corde raide
L’institution régionale joue ici une partition délicate. Depuis la multiplication des coups d’État au Mali, en Guinée, au Burkina Faso et plus récemment au Niger, la CEDEAO est en quête d’une autorité morale qu’elle peine à incarner. Sa stratégie de sanctions, souvent jugée inefficace, et son manque de réactivité dans certains contextes, ont entamé sa crédibilité. Le Togo, bien que n’ayant pas connu de putsch, offre une complexité similaire : une démocratie de façade, un pouvoir concentré, une opposition fragmentée et une jeunesse en perte de repères.
Dans ce contexte, l’appel au dialogue ne pourra être efficace que s’il est assorti d’un dispositif de médiation transparent, inclusif, et orienté vers des résultats concrets. Des experts évoquent la nécessité d’impliquer des acteurs extérieurs crédibles, comme l’Union africaine, des représentants de la diaspora, voire des personnalités religieuses et coutumières respectées. « On ne peut plus faire du copier-coller avec les vieilles recettes de sommet diplomatique fermé et de communiqué final creux », déclare un analyste politique togolais.
Une majorité présidentielle fissurée
Autre élément nouveau dans la crise actuelle : la dissonance au sein même du camp présidentiel. Depuis la démission du gouvernement, plusieurs cadres de l’Union pour la République (UNIR), parti au pouvoir, ont exprimé — parfois à mots couverts — leur désapprobation de la gestion de la crise. Certains pointent une centralisation excessive des décisions, d’autres appellent à « écouter davantage le pays réel ». Ces fissures pourraient annoncer soit une recomposition interne, soit une implosion plus large, à moins que le pouvoir ne choisisse de rétablir l’autorité par la force, au risque d’embraser davantage la rue.
Et maintenant ?
L’avenir immédiat du Togo dépend d’un fragile équilibre entre trois forces : la pression populaire, la réponse des autorités, et l’accompagnement régional. Dans l’immédiat, la CEDEAO pourrait envisager l’envoi d’une mission exploratoire de haut niveau, avec pour mandat d’évaluer les conditions d’un retour au calme et de poser les bases d’un dialogue structuré. Mais au-delà des démarches diplomatiques, c’est une question de sincérité politique qui est posée.
Le peuple togolais, malgré la lassitude, ne renonce pas. Sa jeunesse manifeste une résilience admirable, portée par une conscience politique grandissante. Les artistes, les enseignants, les syndicats, les associations citoyennes : tous réclament une refondation, et non une simple réforme cosmétique.
La CEDEAO, en choisissant de s’impliquer, entre dans une arène où l’exigence de justice ne peut plus être éludée. L’Afrique de l’Ouest n’a plus besoin de stabilités imposées, mais de paix bâties sur la vérité, l’écoute et la transparence. Le Togo, aujourd’hui, en est le test.
« Nous n’avons pas peur de la paix, nous avons peur de l’oubli », lançait récemment une manifestante devant le siège de la télévision nationale. Ces mots résonnent désormais comme un avertissement et un appel. À Lomé, la rue attend des réponses. L’histoire, elle, observe.
Saidicus Leberger
Pour Radio Tankonnon