LE SAHEL AU CŒUR D’UNE REDÉFINITION GÉOPOLITIQUE : LA RUSSIE TISSE SA TOILE, L’ALGÉRIE PERD DU TERRAIN
BAMAKO – MOSCOU – ALGER. Le bal diplomatique sahélien connaît une inflexion majeure. Alors que les anciennes puissances tutélaires d’Afrique de l’Ouest, notamment la France, revoient à la baisse leurs engagements militaires et politiques, de nouveaux acteurs s’invitent au cœur de l’échiquier régional. Et parmi eux, la Russie s’impose aujourd’hui comme le maître d’un jeu nouveau, déterminé à rebattre les cartes.

La récente visite du général Assimi Goïta à Moscou, ponctuée par la signature d’une série d’accords stratégiques avec Vladimir Poutine, scelle un tournant profond : celui du passage d’un partenariat officieux, incarné par les mercenaires de Wagner, à une coopération militaire, énergétique et commerciale pleinement assumée par l’État russe. Ce glissement du privé vers l’institutionnel symbolise une ambition : ancrer durablement la présence russe au Sahel. Mais ce virage ne se fait pas sans conséquences régionales. Il fragilise, voire marginalise, l’Algérie, autrefois pilier de la diplomatie sahélienne.
MOSCOU-BAMAKO : UNE ALLIANCE DÉSORMAIS STRUCTURÉE
C’est un tête-à-tête à haute valeur géopolitique. Le lundi 23 juin 2025, Vladimir Poutine recevait solennellement le président de la transition malienne, Assimi Goïta, dans la capitale russe. Loin d’être un simple échange de courtoisie, cette rencontre s’inscrit dans une dynamique accélérée de coopération stratégique. Défense, énergie, ressources naturelles, commerce, logistique… les deux pays ont posé les bases d’un partenariat élargi, assumé et structuré.
« Nous franchissons un cap historique dans notre coopération avec le Mali », a déclaré le président russe, reconnaissant que si les volumes commerciaux restent modestes, les perspectives sont, elles, colossales. En toile de fond, l’objectif est clair : renforcer l’influence russe sur le continent africain en exploitant les vides géostratégiques laissés par l’Occident.
L’opération s’accompagne d’un mouvement symbolique fort : le retrait annoncé du groupe Wagner et son remplacement par le « Corps africain », une unité relevant du ministère russe de la Défense. Fini le flou juridique des mercenaires ; place à une présence militaire officielle et durable. Moscou ne cache plus ses intentions : faire du Mali une tête de pont dans sa stratégie africaine.
UNE PRÉSENCE QUI BOULEVERSE LES ÉQUILIBRES RÉGIONAUX
L’entrée en force de la Russie dans la zone sahélienne n’est pas sans provoquer de profonds bouleversements. Et c’est l’Algérie qui semble aujourd’hui en faire les frais.
Depuis l’indépendance du Mali en 1960, Alger a toujours considéré son voisin du Sud comme relevant de sa zone d’influence naturelle. À travers la médiation du processus d’Alger en 2015, les réseaux sécuritaires, les coopérations bilatérales souterraines et un certain alignement politique, l’Algérie s’était arrogé le statut de garant informel des équilibres sahéliens. Mais le vent a tourné.
La rupture progressive entre Bamako et Alger s’est matérialisée par une série de tensions diplomatiques : fermeture de l’espace aérien, rappel des ambassadeurs, guerre de mots dans les médias… et surtout, une défiance mutuelle croissante.
Aux yeux des autorités maliennes, l’Algérie incarne une forme de condescendance diplomatique et de duplicité stratégique. Accusée de soutenir en sous-main certains groupes séparatistes au Nord du Mali, notamment les mouvements touaregs, Alger est désormais perçue à Bamako comme un acteur perturbateur, plus soucieux de freiner l’influence marocaine que de garantir la stabilité régionale.
UNE TUTELLE ALGÉRIENNE EN DÉCOMPOSITION
La nouvelle dynamique initiée par la Russie coupe l’herbe sous le pied d’une Algérie déjà fragilisée sur la scène internationale. « L’Algérie fonctionne encore avec les logiques de la guerre froide », analyse Abdelouahab El Kain, président de l’ONG Africa Watch. « Elle continue de miser sur des réseaux de l’ombre, des groupes armés et des postures idéologiques alors que le monde avance vers des partenariats ouverts et pragmatiques. »
Le président d’Africa Watch voit dans l’émergence d’un axe russo-sahélien la fin d’une époque : celle où l’Algérie pouvait prétendre incarner la voix des peuples sahéliens tout en refusant de s’adapter à leurs mutations politiques internes. Les coups d’État au Mali, au Burkina Faso et au Niger, loin de créer le chaos annoncé, ont donné naissance à un nouveau courant de souverainisme africain. Un courant qui rejette les ingérences, les dictats et les médiations suspectes. Un courant avec lequel l’Algérie, pourtant frontalière et historiquement proche, peine désormais à dialoguer.
UNE DYNAMIQUE INSTITUTIONNALISÉE, UNE MARGE DE MANŒUVRE RÉDUITE
La transformation du partenariat russo-malien en accord étatique ne se limite pas à la sphère militaire. Elle englobe aussi l’énergie nucléaire civile, la recherche géologique, les infrastructures et l’équipement stratégique. À Bamako, cette évolution est vécue comme un affranchissement, une reprise en main des leviers de souveraineté. Pour Alger, c’est un camouflet.
« L’influence algérienne reposait sur une diplomatie souterraine, sur l’entretien des fractures ethniques au nord du Mali, sur la proximité avec certains chefs de tribus », observe Mina Laghzal, coordinatrice de la coalition des ONG sahraouies. « Mais cette stratégie s’essouffle. La Russie, elle, travaille avec les États, pas avec les factions. Elle soutient l’unité territoriale. C’est ce que Bamako attendait depuis longtemps. »
LE DÉCLIN D’UNE PUISSANCE RÉGIONALE ?
La marginalisation de l’Algérie dans les dynamiques sahéliennes pourrait avoir des effets en cascade. D’abord sur sa diplomatie africaine, déjà affaiblie par le regain d’influence du Maroc dans les organisations régionales. Ensuite sur son rôle de médiateur historique dans les conflits sahélo-sahariens. Enfin sur sa capacité à influencer les décisions sécuritaires dans une zone qui conditionne pourtant sa propre stabilité intérieure.
« L’Algérie est prisonnière de ses contradictions », poursuit Mina Laghzal.
« Elle veut apparaître comme un acteur de paix, mais soutient des groupes armés. Elle veut défendre l’unité régionale, mais sabote l’intégrité territoriale de ses voisins. Elle veut une coopération africaine, mais refuse toute remise en question de son leadership. »
UNE RECOMPOSITION À MARCHE FORCÉE
Ce que révèlent les récentes évolutions diplomatiques, c’est une recomposition géopolitique à marche forcée. Le départ des forces françaises, l’essoufflement du G5 Sahel, la défiance vis-à-vis des institutions européennes ont ouvert la voie à de nouveaux paradigmes. Et dans ce vide, la Russie s’installe, pragmatique, décomplexée, efficace.
Loin de s’imposer par la force brute, Moscou mise sur le long terme : formation des élites militaires, transferts technologiques, investissements dans les infrastructures. Une stratégie qui séduit les régimes de transition sahéliens, en quête de partenaires moins donneurs de leçons et plus sensibles à leurs priorités internes.
UN NOUVEL ORDRE RÉGIONAL EN GESTATION
La naissance d’un axe russo-sahélien, soutenu par le Mali, le Burkina Faso et le Niger, pourrait préfigurer un nouvel ordre régional, fondé sur des principes redéfinis : souveraineté assumée, coopération militaire directe, rejet des tutelles néocoloniales et intégrité territoriale. Dans cet ordre nouveau, l’Algérie ne semble plus avoir de place privilégiée. Elle devra choisir : soit s’adapter à la nouvelle donne, soit persister dans une posture d’isolement.
Et dans un contexte de tensions internes, de contestations populaires sporadiques et de difficultés économiques persistantes, ce choix ne relève plus du luxe diplomatique, mais d’une urgence existentielle.
Conclusion :
La visite d’Assimi Goïta à Moscou n’est pas un simple épisode diplomatique. C’est une déclaration d’indépendance géopolitique. Un acte de rupture avec les logiques anciennes. Et dans ce basculement, l’Algérie se retrouve face à un miroir : celui de son influence passée, et de sa marginalisation actuelle. Le Sahel, aujourd’hui, appartient à ceux qui comprennent ses métamorphoses. Ceux qui s’y accrochent sans les comprendre risquent d’y perdre jusqu’à leur ombre.
Saidicus Leberger
Pour Radio Tankonnon