CAMEROUN — ENTRE OUVERTURE POLITIQUE ET LIGNES ROUGES : LE MESSAGE CALCULÉ DE PAUL BIYA AUX OPPOSANTS
« Ceux qui sont de l’opposition ne sont ni des parias, ni des ennemis. Je les considère, s’ils sont responsables, comme des acteurs à part entière de la vie nationale. »
— Paul Biya, Président de la République du Cameroun, 26 juin 2025

Yaoundé, Cameroun — Le ton est apaisé, les mots choisis avec une précision d’orfèvre politique. La publication du président Paul Biya ce jeudi 26 juin 2025, relayée simultanément sur ses plateformes sociales officielles, est tout sauf anodine. Elle intervient dans un contexte national marqué par un frémissement inhabituel dans le paysage politique camerounais : la démission retentissante de l’ancien ministre Issa Tchiroma Bakary et sa déclaration de candidature à l’élection présidentielle de 2025. Dans ce climat électrique, les mots du chef de l’État sonnent comme une main tendue… ou comme une mise au point déguisée.
UNE RÉPONSE À UN DÉPART SPECTACULAIRE
La veille, soit le 25 juin, Issa Tchiroma Bakary — figure bien connue du landerneau politique camerounais, ancien porte-voix fidèle du régime — publiait une lettre ouverte dans laquelle il appelait « le peuple camerounais à refermer le chapitre d’un pouvoir figé dans une verticalité dépassée, et à embrasser une nouvelle espérance ». Un virage spectaculaire pour celui qui, pendant plus de deux décennies, a justifié, expliqué et défendu les choix du président Paul Biya face à toutes les critiques, notamment en matière de gouvernance, de libertés publiques et de gestion de la crise anglophone.
La lettre de Tchiroma a créé une onde de choc. Moins pour sa critique — attendue depuis plusieurs mois en coulisse — que pour le timing : à peine quelques semaines avant l’ouverture officieuse de la campagne électorale, et dans un contexte où les rumeurs sur la non-candidature de Paul Biya commencent à se multiplier, malgré l’absence de déclaration claire à ce sujet.
UNE SORTIE PRÉSIDENTIELLE MESURÉE MAIS DENSE
C’est donc dans ce climat tendu que le président a pris la parole. S’il ne cite personne, les observateurs n’ont pas manqué de relier cette sortie à la défection d’Issa Tchiroma. Plus encore, les propos présidentiels semblent poser des conditions implicites à la légitimité des opposants : la responsabilité. Un mot lourd de sens, aux contours volontairement flous.
Responsabilité dans quel sens ? Celle d’agir dans les limites de la légalité telle que définie par un appareil d’État souvent accusé de verrouiller l’espace public ? Celle de refuser toute critique frontale, tout appel à la rupture, tout questionnement de la longévité présidentielle ?
« Il ne faut pas se méprendre : le président ne fait pas preuve d’ouverture démocratique, il rappelle les limites du terrain de jeu », commente un analyste politique ayant requis l’anonymat. « Il dit en substance : vous avez le droit d’exister, mais à condition que vous ne m’embarrassiez pas. »
UNE OPÉRATION DE RÉCUPÉRATION POLITIQUE ?
Plusieurs observateurs voient dans cette sortie une tentative de repositionnement du président sur l’échiquier de la modération, alors même que certains poids lourds du RDPC (Rassemblement Démocratique du Peuple Camerounais) se sont illustrés ces dernières années par des propos clivants et parfois outranciers contre les opposants.
Dans un contexte où la pression internationale sur les questions de gouvernance s’accentue — notamment de la part de l’Union européenne, des États-Unis et de certains organismes multilatéraux —, cette posture de tolérance affichée pourrait également viser à rassurer les partenaires du Cameroun, tout en désamorçant les tensions intérieures croissantes.
Mais le contraste reste saisissant entre les mots du président et la réalité du terrain politique. Des arrestations arbitraires, des interdictions de manifester, des refus d’autorisations de réunions publiques et une surveillance étroite de toute initiative politique dissidente continuent d’être dénoncés par les organisations de défense des droits humains. Pour beaucoup, la liberté d’expression au Cameroun reste sous tutelle.
UNE VISION EXCLUSIVE DE LA « RESPONSABILITÉ »
Dans la bouche du président Biya, le mot « responsable » semble fonctionner comme un filtre idéologique. Ceux qui contestent pacifiquement mais frontalement son pouvoir seraient-ils automatiquement considérés comme irresponsables ? Dans un pays où l’opposition est régulièrement assimilée à une menace sécuritaire, la frontière entre dissidence politique et déstabilisation est vite franchie — du moins dans le discours officiel.
Ce positionnement soulève une question essentielle : qui définit la responsabilité en politique ? Le pouvoir seul ? Ou la souveraineté populaire dans toute sa diversité d’expressions ? L’approche verticale du pouvoir camerounais, centralisé depuis plus de quatre décennies autour de la figure présidentielle, rend toute tentative de pluralisme réel extrêmement délicate.
ISSA TCHIROMA, L’HÉRÉTIQUE OU L’ÉVEILLÉ ?
La déclaration de candidature d’Issa Tchiroma pourrait ainsi apparaître comme un test grandeur nature de la sincérité des propos présidentiels. Sera-t-il laissé libre d’organiser ses meetings ? Aura-t-il accès aux médias publics ? Bénéficiera-t-il d’une protection minimale face aux menaces, physiques ou judiciaires ? Pour l’heure, les signaux sont timides. Plusieurs militants de son mouvement ont déjà signalé des pressions dans certaines localités.
Pour beaucoup, c’est là que se jouera la crédibilité des propos de Paul Biya. Dans sa capacité à permettre, sinon encourager, une compétition démocratique apaisée. Une capacité que peu d’acteurs politiques au Cameroun lui prêtent encore, tant le système semble verrouillé à tous les étages.
LE CAMEROUN FACE À L’HISTOIRE
Au fond, ce qui se joue, ce n’est pas tant le contenu d’une publication présidentielle que le destin démocratique d’un pays. Le Cameroun est à la croisée des chemins. Le cycle politique ouvert il y a plus de 40 ans par Paul Biya touche, inexorablement, à son crépuscule. Que ce soit par l’âge, par les tensions internes ou par l’évolution du contexte international, une transition est en marche — qu’elle soit douce ou brutale dépendra de la lucidité des élites au pouvoir.
Et c’est peut-être là le sens le plus profond des mots présidentiels de ce 26 juin : une tentative de dessiner les contours d’un après-Biya… sans vraiment le dire.
Mais ce que l’histoire retiendra, ce n’est pas le ton modéré d’une publication présidentielle. Ce sera la capacité — ou l’incapacité — d’un régime à laisser respirer la démocratie, à permettre aux Camerounais de débattre, de choisir, de construire leur avenir sans peur ni intimidation.
La responsabilité, dès lors, ne saurait être l’apanage d’un camp. Elle est un impératif partagé, de la majorité comme de l’opposition, des élites comme du peuple. Elle commence par l’exemple. Et l’exemple vient d’en haut.
Encadré
🗣️ Réactions
Kah Walla, leader du CPP : « Ce message est une opération cosmétique. Nous jugerons sur les actes. »
Jean Robert Tamba, analyste politique : « Le mot « responsabilité » peut être un piège sémantique. À qui profite le flou ? »
Anonyme au RDPC : « Le président tend la main. C’est à l’opposition de ne pas la mordre. »
À suivre : le calendrier électoral officiel devrait être publié dans les prochaines semaines. Une échéance qui dira si le Cameroun s’apprête à tourner une page… ou à tourner en rond.
Saidicus Leberger
Pour Radio Tankonnon