Togo — À Adakpamé, la déclaration de Togbui Lanklivi ravive le débat sur les libertés publiques et les limites du pouvoir traditionnel
« Nous sommes bien préparés pour empêcher toute manifestation à Adakpamé », a déclaré, d’un ton ferme et sans détour, le chef traditionnel Togbui Lanklivi, figure tutélaire de la localité d’Adakpamé, dans la banlieue Est de Lomé. Cette sortie, loin de passer inaperçue, a déclenché une onde de choc dans les milieux politiques, juridiques et associatifs togolais, et relance un débat récurrent : où s’arrêtent les pouvoirs coutumiers face aux droits fondamentaux garantis par la Constitution et les instruments internationaux ?

À l’approche d’échéances électorales décisives dans le pays, les tensions autour de la liberté de réunion et de l’usage des espaces publics se cristallisent. Les propos du chef traditionnel, s’ils trouvent un écho favorable auprès de certains partisans de l’ordre coutumier, soulèvent également de vives inquiétudes sur la dérive autoritaire de certains responsables locaux et la restriction croissante des libertés publiques.
Une déclaration tonitruante au parfum de menace
C’est lors d’une rencontre avec les autorités locales et des notables du quartier qu’a été prononcée la phrase désormais au cœur de la polémique :
« Nous ne refusons pas les manifestations. Si une manifestation est autorisée, comme c’est écrit dans la loi, nous les sécurisons. Mais manifester ici, à Adakpamé, nous n’allons pas accepter. Puisqu’après la manifestation, nous-mêmes, nous irons manifester chez toi. Et nous ne serons pas violents, mais nous allons te citer les lois d’Adakpamé qui te permettent de ne plus vivre sur notre territoire. »
Un ton à la fois impératif et controversé, qui suggère une volonté d’intimider toute tentative de mobilisation citoyenne dans cette localité réputée pour sa stabilité relative.
Togbui Lanklivi, dans son discours, insiste sur le respect de la légalité et de la paix sociale, mais son message glisse rapidement vers un discours d’exclusion territoriale, une posture dénoncée par de nombreux défenseurs des droits humains comme étant incompatible avec l’État de droit.
Des réactions contrastées entre adhésion coutumière et alerte démocratique
Dans le cercle des chefs traditionnels, la solidarité est manifeste. Plusieurs d’entre eux ont exprimé leur soutien à Togbui Lanklivi, réaffirmant leur engagement pour la stabilité sociale, le respect des autorités légitimes et la préservation des us et coutumes.
« Nous ne voulons pas que nos villages deviennent des théâtres de désordre, comme cela s’est vu par le passé. Les manifestations doivent être encadrées, et les chefs doivent avoir leur mot à dire », confie un chef traditionnel de la région maritime sous couvert d’anonymat.
Mais dans les cercles militants, juridiques et associatifs, l’inquiétude est palpable. Pour Esso-Dong Kongah, directeur exécutif du Centre de Documentation et de Formation sur les Droits de l’Homme (CDFDH), cette prise de parole est loin d’être anodine.
« La position du chef d’Adakpamé est préoccupante. Dans un contexte marqué par la répression des manifestations et des tendances à l’autodéfense, ce type de discours vient légitimer, voire encourager, des comportements que personne ne souhaite », alerte-t-il.
Il ajoute que ce type de propos pourrait être interprété comme une forme déguisée d’incitation à la violence ou à l’intimidation sociale, incompatible avec les principes de tolérance démocratique et de liberté d’expression.
Le droit de manifester : un droit fondamental, non négociable
Au plan juridique, les spécialistes rappellent que le droit de réunion pacifique est garanti par la Constitution togolaise, la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples, ainsi que par le Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Si la législation nationale impose une déclaration préalable, l’absence de cette formalité ne suffit pas à rendre une manifestation illégale, à moins qu’elle ne soit accompagnée de violences ou de troubles manifestes à l’ordre public.
« Le rôle de l’État est de faciliter les manifestations pacifiques, pas de les empêcher. Même sans autorisation formelle, une réunion pacifique doit être tolérée. C’est ce que disent les juridictions africaines et internationales », explique Me André Agbetoglo, juriste en droits fondamentaux.
L’article 11 de la Charte africaine, souvent invoqué dans les litiges liés à la liberté de réunion, est clair : toute personne a le droit de se réunir librement avec d’autres. Les restrictions doivent être strictement nécessaires et proportionnées, ce qui n’est manifestement pas le cas d’une interdiction prononcée par une autorité coutumière sans base légale claire.
Entre autorité traditionnelle et ordre républicain : une cohabitation complexe
Le Togo, comme de nombreux États africains, vit une cohabitation institutionnelle entre pouvoir coutumier et pouvoir républicain. Les chefs traditionnels, bien que dépourvus de pouvoir exécutif ou législatif formel, jouent un rôle d’influence majeur, notamment dans les communautés rurales et périurbaines.
Mais cette légitimité sociale ne peut, en principe, empiéter sur les droits reconnus par la loi à tous les citoyens, qu’ils soient autochtones ou non. Le discours de Togbui Lanklivi laisse ainsi craindre un glissement vers une sorte de justice communautaire parallèle, où l’on pourrait expulser, menacer ou dissuader toute voix dissidente, au nom d’un ordre ancestral.
« Personne ne conteste l’autorité morale des chefs. Mais cette autorité doit s’inscrire dans le cadre de l’État de droit. Le danger, c’est de tomber dans une dérive identitaire ou territoriale qui remet en cause la citoyenneté elle-même », avertit un politologue basé à Lomé.
Appels à l’apaisement et à la vigilance
Face à la polémique, certains acteurs de la société civile appellent à la retenue, au dialogue et à la pédagogie. Pour eux, le droit de manifester doit être concilié avec la préservation de la paix sociale, mais en aucun cas sacrifié. D’autres exigent une clarification officielle des propos de Togbui Lanklivi et un rappel à l’ordre de la part des autorités administratives.
Dans le même temps, sur les réseaux sociaux, des appels à la mobilisation continuent de circuler, preuve que la société civile reste éveillée et que les citoyens ne sont pas prêts à abdiquer leurs droits sans réagir.
Conclusion : un moment de vérité pour l’État de droit togolais
L’affaire Adakpamé dépasse le simple cadre local. Elle met à nu les tensions latentes entre la tradition et la modernité, entre l’ordre et la liberté, entre l’influence coutumière et la souveraineté populaire. Elle pose une question de fond : dans quelle mesure une autorité traditionnelle peut-elle restreindre une liberté publique garantie par la loi ?
À l’heure où le Togo s’apprête à entrer dans une nouvelle phase électorale, marquée par une montée des tensions sociales et politiques, le respect des droits fondamentaux — notamment celui de réunion pacifique — reste le test ultime de la vitalité démocratique.
Et si les arbres d’Adakpamé ne doivent pas devenir des boucliers contre les cris légitimes des citoyens, la parole des chefs, elle aussi, devra se réenraciner dans le respect du droit et du dialogue, pour que paix rime enfin avec justice.
Saidicus Leberger
Pour Faso Patriotes TV