Tchad – Succès Masra, l’épreuve du silence : une grève de la faim comme ultime cri de résistance
C’est depuis les murs austères d’un lieu de détention que l’ancien Premier ministre tchadien, Succès Masra, a choisi de faire entendre sa voix. Dans une lettre poignante lue le 23 juin à ses partisans, le leader du parti Les Transformateurs a annoncé qu’il entamait une grève de la faim, dénonçant ce qu’il qualifie de détention arbitraire et politique. Un acte de protestation qui ravive les tensions dans un pays déjà fragilisé par les secousses post-électorales, les fractures communautaires et une justice en quête de légitimité.

Un chef d’opposition devenu symbole d’un bras de fer judiciaire
Arrêté le 16 mai dernier, Succès Masra est poursuivi pour des chefs d’accusation d’une extrême gravité : incitation à la haine, à la révolte, constitution et complicité de bandes armées, complicité d’assassinat, incendie volontaire et profanation de sépultures. Des accusations directement liées aux événements tragiques du 14 mai à Mandakao, au cours desquels 42 personnes ont perdu la vie dans des affrontements intercommunautaires.
Pour la justice tchadienne, l’opposant aurait contribué, par ses propos tenus en 2023, à attiser les tensions communautaires dans cette région instable du sud du pays. La pièce maîtresse du dossier ? Un enregistrement audio en langue ngambaye, dans lequel il aurait déclaré : « Apprenons-nous les uns les autres à utiliser une arme à feu. »
Un contexte controversé, une défense vigoureuse
Du côté de la défense, les avocats de M. Masra dénoncent une instrumentalisation politique de la justice. Ils rappellent que les propos incriminés, « sortis de leur contexte », avaient déjà fait l’objet d’un mandat d’arrêt international levé le 2 novembre 2023, à la suite d’un abandon des poursuites. Selon eux, leur client avait alors bénéficié de la loi d’amnistie générale, ce qui avait permis son retour au pays après un exil houleux.
« On ne peut pas rouvrir un dossier définitivement classé, sauf à bafouer les principes élémentaires de l’État de droit », martèle un des avocats.
« Il s’agit d’un procès politique. Rien ne justifie sa détention, sinon la volonté de briser une voix dissidente. »
La demande de libération provisoire, déposée auprès de la chambre d’accusation, a été rejetée le 19 juin, renforçant le sentiment d’un procès à charge. Depuis, la mobilisation de ses partisans s’intensifie, alors que les appels à une procédure équitable fusent de plusieurs organisations de défense des droits humains.
Une grève de la faim comme appel à la conscience nationale
Dans sa lettre lue à la foule, Succès Masra ne se positionne pas seulement comme un prisonnier politique. Il se présente comme un citoyen en quête de justice, prêt à risquer sa vie pour éveiller les consciences :
« Le silence que je choisis aujourd’hui par la grève de la faim est un cri. Un cri de vérité contre l’arbitraire. Un appel à la justice contre la vengeance politique. Un appel au peuple tchadien à rester debout, même lorsque ses leaders sont à terre. »
Un message poignant qui a trouvé un écho au sein de la population et au-delà des frontières. Déjà, des voix s’élèvent dans les cercles de la société civile, des diasporas africaines et auprès de certains diplomates internationaux, appelant à une enquête indépendante et à un strict respect des droits de l’accusé.
Un climat de crispation politique persistant
L’arrestation de Masra intervient dans un contexte de transition post-électorale tendue, après l’accession contestée au pouvoir de Mahamat Idriss Déby Itno, fils du défunt président. L’ancien Premier ministre, nommé dans le cadre d’un accord de réconciliation en 2023, avait finalement repris ses habits d’opposant après avoir dénoncé des dérives autoritaires et l’exclusion des voix critiques du processus démocratique.
Pour de nombreux observateurs, son emprisonnement marque une rupture dans la volonté affichée de réconciliation nationale et ravive les craintes d’un durcissement du régime.
« L’affaire Masra est emblématique d’un Tchad qui vacille entre promesse démocratique et retour aux vieux réflexes autoritaires », analyse un chercheur basé à Dakar.
Le poids des morts de Mandakao et l’impossible deuil
Si la question judiciaire cristallise l’attention, il ne faut pas oublier le fond dramatique de l’affaire : les 42 morts de Mandakao. Des hommes, des femmes, parfois des enfants, emportés dans une spirale de violence communautaire que les autorités n’ont pas su prévenir, et dont les véritables causes restent obscures.
Les familles endeuillées attendent toujours vérité et justice, pendant que l’État cherche des coupables à exhiber. Dans ce contexte, la médiatisation du cas Masra, quelle que soit son issue, risque d’occulter les responsabilités collectives et institutionnelles dans l’échec à garantir la paix sociale.
Et maintenant ?
La grève de la faim du chef des Transformateurs ouvre un nouveau chapitre dans ce bras de fer entre pouvoir et opposition. Si sa santé venait à se détériorer, le gouvernement serait confronté à une crise politique majeure, potentiellement explosive.
La communauté internationale, jusqu’ici timide, pourrait être contrainte de réagir plus fermement. Quant à ses partisans, galvanisés par ce geste ultime, ils promettent de poursuivre la mobilisation pacifique, malgré les risques d’intimidation.
Le sort de Succès Masra dépasse désormais sa propre personne. Il incarne, aux yeux de nombreux Tchadiens, l’alternative réprimée, l’espoir bâillonné, mais aussi une interrogation existentielle sur la justice, la mémoire et la réconciliation nationale.
En refusant de s’alimenter, il alimente paradoxalement un débat brûlant que le pouvoir aurait préféré éteindre. Un homme, seul dans sa cellule, défie la machine étatique par la seule force de son silence. Ce silence, plus retentissant qu’un discours, nous oblige tous à écouter.
Saidicus Leberger
Pour Radio Tankonnon