Côte d’Ivoire : Le naufrage silencieux de l’intelligence
Le savoir recule, la débilité avance : c’est là un constat douloureux mais implacable, symptomatique d’une époque où la vitesse de l’information ne compense plus la profondeur de la pensée. Derrière la frénésie numérique qui agite les écrans et les doigts, une autre réalité, bien plus préoccupante, s’installe : celle d’un appauvrissement intellectuel massif, silencieux, et pourtant spectaculaire. Et la Côte d’Ivoire, malgré ses ambitions de transformation, n’échappe pas à ce naufrage de la pensée.

Une nation connectée, mais déconnectée du savoir
Le numérique, jadis porteur d’espoirs émancipateurs, s’est mué en cheval de Troie de la distraction permanente. Il fut un temps où l’accès à Internet promettait la démocratisation de la connaissance ; aujourd’hui, il garantit plutôt la généralisation de la vacuité. En Côte d’Ivoire, les réseaux sociaux dictent les tendances, les émotions et les opinions, souvent sans fond ni filtre. L’écran du smartphone a supplanté la page du livre. Et ce n’est pas sans conséquences.
Une étude du ministère de l’Éducation nationale en 2023 révélait que près de 47 % des Ivoiriens étaient encore analphabètes, une proportion qui grimpe dangereusement en zone rurale et chez les femmes. Ce chiffre, déjà alarmant en soi, masque une autre réalité, plus sournoise encore : l’émergence d’une nouvelle forme d’analphabétisme – l’analphabétisme numérique critique – où l’on sait lire, mais où l’on ne comprend plus, où l’on sait cliquer, mais où l’on n’analyse plus.
L’école en lambeaux : une fabrique d’exclus
L’école ivoirienne, pilier autrefois rêvé de l’ascension sociale, vacille sur ses fondations. À la rentrée 2023-2024, seuls 39,3 % des jeunes étaient inscrits au secondaire, et moins de 25 % atteignaient la classe de seconde. Ce déficit scolaire chronique n’est pas le fruit du hasard : il résulte d’un système inégalitaire où l’accès à l’éducation post-primaire est réservé à une élite urbaine.
Abidjan, à elle seule, concentre 70 % des étudiants du pays, avec plus de 440 établissements supérieurs. À l’autre extrême, le Woroba ne compte aucune université. Ainsi se dessine une fracture éducative aux conséquences désastreuses : exode intellectuel, désertification rurale, et surtout, mort lente de la pensée régionale, pourtant essentielle à l’édification d’une nation plurielle et équilibrée.
La désertification culturelle : une absence de lieux, une perte de sens
Or, l’éducation ne peut prospérer sans les lieux qui l’accompagnent. Où sont passés les bibliothèques de quartier, les maisons de la culture, les centres de recherche ou les musées régionaux ? Leur inexistence ou leur abandon symbolise l’inféodation culturelle du pays au divertissement globalisé. Dans bien des zones rurales, un enfant peut passer toute sa jeunesse sans jamais avoir vu un livre autre que son cahier d’école.
Privée d’alternatives, la jeunesse se tourne alors vers le seul contenu omniprésent : les écrans. TikTok, YouTube Shorts, Instagram Reels : voilà les nouveaux manuels d’une génération élevée à la dopamine, pas à la connaissance. Les algorithmes nourrissent des désirs immédiats, mais jamais la réflexion. Ils récompensent l’absurde, le grotesque, l’émotion brute. La phrase bien construite cède la place au « buzz ». Le mot juste est battu en brèche par le like facile.
Quand le cerveau s’atrophie : science d’un effondrement
Cette décadence cognitive n’est pas une vue de l’esprit : elle s’inscrit dans les neurosciences. Dès 2008, Nicholas Carr s’alarmait dans The Atlantic : « Is Google Making Us Stupid? ». Il y décrivait l’impossibilité croissante de lire un texte long sans perdre le fil. En 2017, une étude de Microsoft révélait que la durée moyenne d’attention humaine était tombée à 8 secondes, contre 12 secondes en 2000. Soit moins que celle d’un poisson rouge.
Le cerveau humain, en s’adaptant à cet environnement numérique surstimulé, devient plus réactif, mais aussi plus superficiel. L’analyse, la mémoire longue, la mise en perspective, toutes qualités nécessaires à la citoyenneté éclairée, s’étiolent. Le cerveau, comme un muscle, se déforme selon son usage. Et l’usage qui en est fait aujourd’hui est à la fois intense et creux.
Réseaux sociaux : les nouveaux opiums du peuple
Jamais auparavant une technologie n’a autant réduit le seuil d’attention tout en augmentant l’exposition aux manipulations. Les réseaux sociaux ne sont pas neutres : ce sont des machines idéologiques. Les discours pro-AES ou pro-Kremlin, relayés par des armées de comptes anonymes, envahissent les timelines ivoiriennes. Peu importe la véracité : ce qui compte, c’est l’émotion, l’indignation, le choc. Dans cette ère post-vérité, le factuel meurt, le narratif triomphe.
Et qui pour s’y opposer ? Les intellectuels ont déserté l’espace public ou sont devenus inaudibles. Les débats sont dominés non par les idées, mais par les invectives. Qui peut aujourd’hui citer un essayiste ivoirien contemporain ? À l’évidence, la figure du penseur a cédé la place à celle de l’influenceur, dont la compétence première est l’exposition, non la réflexion.
L’analphabétisme critique : péril démocratique
Cette situation est plus que culturelle, elle est politique. Une société sans culture générale est une société manipulable. Une jeunesse sans repères est une jeunesse vulnérable, prompte à adhérer aux discours simplistes, aux fake news, aux théories du complot. En Côte d’Ivoire, cela se traduit par une crispation identitaire, un brouillage idéologique et une instabilité latente. Une démocratie sans culture n’est qu’un théâtre vide, où les citoyens sont réduits à des spectateurs passifs ou à des pions d’intérêts extérieurs.
Que faire ? Réarmer l’intelligence collective
Il serait facile de céder au fatalisme. Mais le sursaut reste possible. Il exige une refondation urgente des politiques publiques autour d’un impératif clair : le réarmement de l’intelligence collective. Cela passe par :
- La massification de l’enseignement secondaire dans toutes les régions.
- La création de centres culturels de proximité dans chaque préfecture.
- La revalorisation des livres, des bibliothèques, de la lecture publique.
- L’incitation à un usage critique et créatif du numérique, en introduisant l’éducation aux médias dès le primaire.
- Le retour des intellectuels dans l’espace public par des tribunes, des débats et des émissions culturelles nationales.
Ce n’est qu’à ce prix que la Côte d’Ivoire pourra redevenir une nation pensante, lucide sur son destin et souveraine dans son discours.
Car si la connaissance est coûteuse, l’ignorance, elle, se paie toujours au prix fort.
Saidicus Leberger
Pour Radio Tankonnon