Général Lamizana, un bâtisseur effacé de la Haute-Volta : austérité, dialogue et vision républicaine
Il n’est point d’héritage plus discret et néanmoins plus fondateur que celui légué par le général Aboubacar Sangoulé Lamizana, père de l’armée voltaïque et artisan silencieux d’un État moderne dans les soubresauts de la jeune république de Haute-Volta, aujourd’hui Burkina Faso. Président de 1966 à 1980, Lamizana a su, avec une sobriété exemplaire, incarner une forme rare de pouvoir : celui de la rigueur morale, de l’écoute active et du pragmatisme politique. À l’heure où les nations africaines interrogent leur histoire pour mieux penser leur devenir, un détour par l’itinéraire de cet homme d’un autre âge s’impose.

Un militaire à contrecœur devenu chef d’État par devoir
C’est par la force des événements, plus que par l’ambition personnelle, que Lamizana fut propulsé à la tête du pays. En décembre 1965, la crise économique et politique qui secoue la Haute-Volta entraîne une mobilisation sociale de grande ampleur. Le président Maurice Yaméogo, en dépit d’une gouvernance autoritaire et d’un pouvoir centralisé, est confronté à une fronde populaire inédite. Le 3 janvier 1966, l’armée, jusqu’alors cantonnée à un rôle strictement régalien, intervient. Le colonel Lamizana, réputé pour sa discipline et son sens du devoir, est désigné pour présider aux destinées d’un État exsangue, divisé et sans boussole.
Il n’était ni homme de parti, ni doctrinaire. « Je ne viens d’aucune région, je ne suis d’aucune ethnie », déclare-t-il à ses concitoyens. Une profession de foi républicaine qui deviendra le fil rouge de son action. Son gouvernement militaire, qu’il qualifie lui-même d’« équipe de réorganisation nationale », entend placer l’intérêt supérieur de la nation au-dessus des clivages identitaires et des ambitions partisanes.
Une austérité salutaire dans la tourmente économique
Le contexte économique qui entoure son arrivée au pouvoir est pour le moins préoccupant. L’État est lourdement endetté, les recettes s’amenuisent, la confiance des partenaires internationaux s’effondre. Mais là où d’autres auraient cédé à la facilité des discours populistes, Lamizana choisit la voie ardue mais honnête de l’austérité.
Il convainc les Voltaïques — devenus plus tard Burkinabè — que les sacrifices refusés sous le précédent régime sont aujourd’hui inéluctables. Son langage est celui de la responsabilité collective : « Un homme seul ne peut pas faire avancer un pays. C’est ensemble que nous devons construire notre avenir. » Le ton est grave mais sincère. Il n’exige rien qu’il ne s’impose à lui-même. Son train de vie modeste, sa transparence dans la gestion des deniers publics, la réhabilitation des institutions comptables et le contrôle strict des dépenses publiques lui valent le respect, même de ses opposants.
Une armée au service du développement
Visionnaire, Lamizana ne se contente pas de pacifier le pays. Il inscrit son action dans une logique de construction à long terme. Il mobilise l’armée non comme bras armé d’un pouvoir autoritaire, mais comme levier de développement. L’institution militaire est ainsi associée à des projets de génie civil : barrages, routes, infrastructures agricoles.
Le général confère à l’armée une nouvelle vocation : celle de la production. Les soldats deviennent aussi bâtisseurs, irrigateurs, agriculteurs. Une démarche audacieuse, qui inscrit la défense nationale dans la dynamique du progrès social. C’est là l’une des singularités du lamizanisme : substituer aux coups de sabre des régimes autoritaires une symbiose entre forces armées et société civile.
La culture comme socle de souveraineté
Mais l’homme d’ordre n’est pas dénué de sensibilité. Grand amateur d’art et de culture, Lamizana comprend que le rayonnement d’un pays repose aussi sur la valorisation de ses imaginaires. C’est sous son impulsion qu’est créé le Festival panafricain du cinéma de Ouagadougou (FESPACO), aujourd’hui vitrine majeure du cinéma africain.
Conscient des limites des politiques culturelles fondées uniquement sur l’importation, il engage une politique de nationalisation des salles de cinéma, afin de garantir aux cinéastes locaux des outils adaptés à leur expression. En cela, Lamizana préfigure déjà les futures politiques de « décolonisation culturelle » qui feront école dans l’Afrique des années 1980.
Un démocrate lent mais sincère
Bien que militaire, Lamizana n’a jamais tourné le dos à la démocratie. En 1970, il engage une transition vers le pluralisme politique. En 1978, lors de la présidentielle, il accepte le suffrage universel intégral, et affronte un adversaire de poids, Joseph Ki-Zerbo. Mis en ballotage au premier tour, il ne l’emporte qu’au second, dans une élection saluée comme la plus ouverte de l’époque dans la sous-région.
Ce geste seul suffit à inscrire son nom dans les annales des chefs d’État africains soucieux d’instaurer des mécanismes de contrôle du pouvoir. Il aurait pu s’accrocher, modifier la Constitution, instaurer un régime personnel. Il choisit de s’effacer, battu par le vent d’un changement qu’il avait lui-même favorisé.
Une fin sans disgrâce, une mémoire sans tapage
Renversé en 1980 par un autre militaire, le colonel Saye Zerbo, Lamizana ne sera jamais inquiété pour sa gestion. Bien au contraire. Lors des fameux Tribunaux populaires de la Révolution instaurés par Thomas Sankara, il est acquitté — fait rare — pour sa gestion intègre des affaires publiques. Aucun détournement, aucune surfacturation, aucun enrichissement illicite n’est mis à son compte. Son honnêteté fait l’unanimité. Il s’éteindra discrètement en 2005, dans une relative indifférence nationale, mais sans que nul ne puisse ternir l’image d’un homme qui n’a jamais trahi sa parole.
Loin des flamboyances rhétoriques, des régimes à poigne ou des utopies militaires, Aboubacar Sangoulé Lamizana aura incarné une figure rarissime dans l’histoire postcoloniale de l’Afrique : celle d’un militaire humaniste, d’un dirigeant pondéré, d’un patriote qui savait écouter avant d’ordonner. À l’heure où le Burkina Faso revisite ses figures fondatrices, le nom de Lamizana mérite d’être médité, non pour être mythifié, mais pour rappeler que la vertu, dans l’exercice du pouvoir, est possible — et que le courage politique consiste parfois à dire non à l’impunité, non à la facilité, et oui à la sobriété.
Saidicus Leberger
Pour Radio Tankonnon